L’éveil musical du jeune enfant

L’éveil musical du jeune enfant

L’éveil musical du jeune enfant : accompagner la croissance avec sensibilité, rythme et présence

En tant qu’éducatrice musicale intervenant depuis plus de trente ans auprès de bébés, de tout-petits, de parents et de professionnels de la petite enfance, j’ai vu la musique tisser, patiemment mais puissamment, des liens invisibles entre l’enfant et le monde. Ce que j’aimerais partager ici, ce n’est pas seulement ce que nous savons par les recherches – bien qu’elles soient précieuses – mais ce que nous ressentons et vivons, chaque jour, dans les salles d’éveil, dans les crèches, dans les bras d’un adulte qui fredonne une berceuse.

La musique ne se contente pas de stimuler : elle relie. Elle n’enseigne pas seulement : elle transforme. C’est ce fil que je vous propose de dérouler ensemble.

I. La musique comme fondation d’un lien vivant : langage, regard, émotion

1. Chanter pour dire : « je suis là »

Je me souviens d’un petit garçon, pas plus de dix mois, qui pleurait chaque fois que sa maman le laissait à la crèche. Ce matin-là, j’ai commencé à chanter doucement une comptine rituelle – une mélodie simple, que je reprenais à chaque début d’atelier. Il s’est arrêté. Il m’a regardée. Le regard s’est accroché. Le corps s’est détendu. La chanson n’a pas effacé la séparation, mais elle lui a dit : « Quelqu’un est là pour toi, maintenant ».

Ce type de moment, nous les connaissons tous. La musique devient ici un outil d’ancrage affectif et d’attention partagée. Elle facilite l’entrée en relation, même avec les enfants les plus jeunes ou les plus en retrait. C’est aussi ce que montrent les études en neuropsychologie : la musique dirigée vers l’enfant stimule les régions cérébrales du langage et de la socialité (Trainor et al., 2012).

2. Le langage porté par le rythme

Les comptines sont de véritables concentrés de langage : elles riment, elles scandent, elles jouent avec les sons. Lorsqu’un enfant tape sur un tambour en rythme avec une chanson, il ne fait pas que jouer : il apprend à anticiper, à écouter, à structurer le temps – des compétences qui sous-tendent le langage et même la lecture (Patel, 2011).

Un jour, une petite fille de deux ans, très peu verbale, s’est mise à chanter les syllabes finales de chaque ligne d’une comptine. C’était sa façon à elle d’entrer dans la parole : par la musique, en sécurité.

3. Dialoguer sans mots

Avant même les premiers mots, le bébé dialogue en musique : il babille, il attend la fin d’une phrase pour répondre par un son, il sourit à une intonation ascendante. Ces échanges musicaux précèdent le langage verbal. On pourrait dire que la musicalité précède la communication.

Dans les ateliers, je vois souvent des duos mère-enfant qui se découvrent dans ces « petites conversations chantées ». L’enfant apprend à attendre, à répondre, à reconnaître les intentions dans la voix. Ce sont les premiers fondements du dialogue humain.

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II. Grandir avec la musique : corps, cerveau, émotions

1. Rythmer le corps, structurer l’espace

La musique engage le corps entier. Elle donne un cadre sensoriel et temporel dans lequel les enfants peuvent expérimenter sans se sentir en échec. Marcher sur le rythme d’un tambour, lancer un foulard au son d’une flûte, tout cela développe la coordination, l’équilibre, le tonus. Plusieurs études démontrent que les enfants suivant une formation musicale précoce développent plus efficacement leur motricité globale et fine (Gerry et al., 2012).

2. Musique et cerveau : une écoute active

Ce que j’aime dans les jeux rythmiques, c’est leur capacité à capter toute l’attention de l’enfant. Il écoute, il anticipe, il mémorise, il ajuste. Dans une simple chanson à gestes, il y a une cascade de processus cognitifs en jeu : mémoire de travail, inhibition, flexibilité cognitive.

Ce que nous appelons en neurosciences les « fonctions exécutives » sont très sollicitées par les activités musicales. Les enfants engagés dans un apprentissage musical structuré développent souvent une meilleure capacité à se concentrer et à planifier (Moreno et al., 2011).

3. Apprivoiser les émotions

Un jour, pendant une séance où je chantais une mélodie en mode mineur, un petit garçon de trois ans s’est mis à pleurer doucement. Il est venu se blottir contre moi. Sa référente m’a confié qu’il avait vécu une séparation quelques semaines plus tôt. Ce jour-là, la musique a agi comme un pont vers une émotion que les mots ne pouvaient pas encore nommer.

La musique touche directement les zones cérébrales liées à l’émotion. Elle offre aux enfants un espace symbolique où exprimer leur joie, leur peur, leur tristesse. C’est un outil de régulation émotionnelle puissant – utilisé dans certaines interventions en pédopsychiatrie (Koelsch, 2009).

III. La musique comme lieu de culture, de relation et d’inclusion

1. Musique et inclusion : un langage partagé

Je me souviens d’une séance en halte-garderie avec un groupe très hétérogène : enfants allophones, enfants porteurs de handicap, enfants très jeunes. Mais lorsque nous avons commencé un chant africain avec percussions, tous les visages se sont tournés vers le même point. Les mains se sont levées. Les sourires se sont échangés.

La musique est un espace d’inclusion naturelle. Pas besoin de parler la même langue pour chanter ensemble. Elle valorise les compétences de chacun, sans hiérarchie.

2. Le collectif en musique : naître au groupe

Les moments de musique en groupe permettent aux enfants de vivre leurs premières expériences sociales : attendre son tour, chanter à plusieurs, faire silence ensemble. Ce sont des rituels d’appartenance. Et cela se voit : les enfants qui participent régulièrement à des ateliers musicaux développent plus d’aisance relationnelle et d’empathie (Kirschner & Tomasello, 2010).

3. Un héritage culturel et symbolique

Intégrer des chansons du monde, découvrir des instruments traditionnels, évoquer des rythmes d’autres cultures, c’est aussi donner à l’enfant un premier accès à la richesse du monde. C’est l’amener à comprendre que la musique est une langue parlée partout, différemment, mais avec la même intensité.

Chaque chant est porteur d’une mémoire collective. En l’enseignant, nous transmettons bien plus qu’un air : nous transmettons une manière d’être au monde.

Conclusion : accompagner avec la musique, faire grandir en humanité

L’éveil musical n’est pas un supplément d’âme. Il est une pratique fondatrice, un terreau fertile sur lequel l’enfant développe son langage, son corps, son lien à l’autre, son imaginaire.

Mais plus encore, il nous rappelle, à nous professionnels de la petite enfance, que l’éducation commence dans le sensible. Un balancement, un tempo, une voix douce… Ce sont souvent ces gestes simples, répétés, portés par la musique, qui construisent la sécurité intérieure et la confiance.

Accompagner un enfant dans son éveil musical, c’est lui offrir la possibilité de devenir un être en lien : avec lui-même, avec les autres, avec le monde.

Références principales :

  • Gerry, D., Unrau, A., & Trainor, L. J. (2012). Active music classes in infancy enhance musical, communicative and social development. Developmental Science.
  • Moreno, S. et al. (2011). Short-term music training enhances verbal intelligence and executive function. Psychological Science.
  • Kirschner, S. & Tomasello, M. (2010). Joint music making promotes prosocial behavior in 4-year-old children. Evolution and Human Behavior.
  • Koelsch, S. (2009). A neuroscientific perspective on music therapy. Annals of the New York Academy of Sciences.
  • Patel, A. D. (2011). Why would musical training benefit the neural encoding of speech? The OPERA hypothesis. Frontiers in Psychology.
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